Oct 06, 2025

L’erreur fondatrice : avoir fait de l’humain un esclave

Je n’exagère point si je dis que la plus grande erreur que les religieux ont commise, c’est de nous avoir fait comprendre que l’être humain est l’esclave de Dieu, et que le meilleur des êtres humains serait l’esclave parfait — celui qui obéit aux ordres tout le temps, qui n’ose jamais désobéir, qui ne demande jamais pourquoi.

Cette représentation du lien entre l’être humain et le divin conduit à ce que j’appelle le suicide du rationnel, l’intellecticide : le rejet de la raison, le renoncement à la pensée.

Le plus dangereux, c’est que cette compréhension contredit la raison d’être même de l’être humain, selon le récit divin et selon la réalité des choses.
Car il serait absurde de créer un être intelligent et de lui dire de s’abstenir de penser.
Il serait absurde de doter un être de la capacité de choisir, de dire « oui » ou « non », et de lui dire ensuite que le seul choix qu’il peut faire, c’est de ne pas choisir — ou de remettre cette faculté à son créateur pour devenir un simple suiveur.


Le vrai problème : une méconnaissance de la liberté

Le problème, à la base, vient d’un manque de compréhension de ce qu’est la liberté, d’une ignorance de sa nature même.
Pour beaucoup, la liberté est synonyme d’anarchie.

Combien de fois a-t-on entendu des prêcheurs citer le verset 23:115 en disant :

« Est-ce que vous pensez que Nous vous avons créés pour être libres comme des animaux sauvages, sans responsabilité, sans compte à rendre ? »

Ils ont comparé la liberté à celle des bêtes sauvages.
Mais le pire, c’est qu’ils ont fait de la responsabilité un antonyme de la liberté, et un synonyme de l’esclavage.
Alors que c’est exactement l’inverse.


Responsabilité et liberté : une seule et même essence

La vraie responsabilité naît d’un choix libre et conscient.
Un véritable sens de la responsabilité ne peut éclore que chez un être libre, capable de dire oui ou non, et qui choisit de s’engager par conscience.

L’esclave n’a pas de responsabilités : il n’a que des devoirs.
Ses actes ne viennent pas de lui, mais de l’ordre reçu.
L’être libre, lui, a des responsabilités qui naissent d’un contrat intérieur, d’un consentement libre et éclairé.
C’est ce choix qui donne valeur à son engagement.


Wajh Allâh : la liberté absolue

La liberté, dans le lexique coranique, s’appelle Wajh Allâh — ce que la traduction commune appelle la Face de Dieu.

Mais Wajh Allâh n’est pas un visage tourné vers nous : c’est un état de conscience.
C’est le fait de ne rien chercher d’autre qu’Allâh — c’est-à-dire ne rien chercher du tout, et en même temps chercher le Tout, avec un T majuscule.

Ce que je fais, ce que je donne, je le fais par pure valeur, sans attente ni calcul.
Je ne cherche rien en retour.
Je ne cherche rien de toi.

Car dès que j’attends quelque chose en retour — une récompense, une faveur, une reconnaissance, une place au paradis ou la peur de l’enfer —
mon acte devient conditionné, donc conditionnel.

Et ce qui est conditionnel ne vient plus de la source absolue en moi.
Cela ne vient plus de cette place inconditionnée, de cette conscience libre que le Qor’an nomme Wajh Allâh :
une conscience universelle, libre de toute attache, qui englobe toutes choses et agit à partir d’elles sans s’y enchaîner.

C’est cette liberté de tout attachement, de toute cause et de toute attente, qui ouvre l’accès à l’espace d’intentionnalité qu’on appelle Wajh Allâh :
cet espace depuis lequel l’âme consciente agit, choisit, s’engage, entre en relation, pense, parle ou se tait —
non par peur ou intérêt, mais depuis la liberté absolue de l’esprit.


La voie de la conscience : essence de al-ʿibâda

Cette liberté intérieure ouvre l’accès à un espace d’action pure : celui de al-ʿibâda.
Le ʿAbd n’est pas l’esclave : le ʿAbd, c’est celui qui choisit librement de cheminer dans la voie de la conscience.
Non pas une case, non pas une identité figée — mais une voie vivante, en perpétuelle évolution.

Cette voie de la conscience est appelée, dans le lexique qor’anique, Sharîʿa — ou Sharaʿ.
Or, Sharaʿa ne signifie pas fermer et interdire, mais ouvrir et commencer.
C’est une voie évolutive, progressive, vivante — une ouverture permanente sur l’horizon du possible, une marche continue, un projet en cours.


Ad-Dîn : l’engagement libre et conscient

Le mot ad-dîn renvoie à la même réalité de liberté : il signifie engagement et responsabilité.
Et comme nous l’avons vu, il est impossible d’imaginer un véritable engagement sans liberté de choix.

Ainsi :

  • ʿIbâda → choisir librement de cheminer.

  • Sharîʿa → ouvrir, commencer, évoluer.

  • Ad-dîn → s’engager consciemment et librement.

Ces trois notions décrivent le mouvement même de la conscience humaine vers la lumière de sa propre liberté.


Une relecture du verset : Inna ad-dîna ʿinda Allâh al-islâm

Inna ad-dîna ʿinda Allâh al-islâm(Âl ʿImrân, 3:19)
Traduction courante : « La seule religion acceptée par Allâh est l’Islam. »

Mais le verset peut se lire autrement :

  • Inna → la réalité, l’essence même de…

  • Ad-dîn → l’engagement, la responsabilité.

  • ʿinda Allâh → c’est-à-dire dans sa dimension universelle et globale, conforme à la fitra — la nature pure, non corrompue de l’être humain, son essence originelle, ses qualités intrinsèques, ses évidences morales et spirituelles.

Et quel est cet engagement essentiel, naturel, universel ?

Ne pas nuire aux autres.

Selon la définition prophétique :

« Al-mouslim est celui qui ne nuit à personne — ni par sa langue ni par sa main. »

Ne pas nuire, c’est la condition universelle et intemporelle du vivre-ensemble,
le fondement minimal et pourtant essentiel de toute civilisation humaine.

Inna ad-dîna ʿinda Allâh al-islâm
Pour l’être humain, ne pas nuire est la seule voie pour s’épanouir.


Les résistances à cette vérité universelle

Cette vérité, pourtant simple et évidente, a toujours rencontré des formes de résistance.
Certaines viennent de la peur, d’autres de l’orgueil, d’autres encore de la paresse ou de la rigidité.
Mais toutes partagent une même racine : le refus d’évoluer vers une conscience libre et universelle.


Al-Kâfiroun (الكافرون)

Ce sont ceux qui méconnaissent la vérité après l’avoir reconnue.
Ils ont entrevu la clarté, goûté sa lumière, mais ont choisi de s’en détourner.
Ils vivent dans le déni, adoptant un récit inversé de la réalité pour se rassurer dans leur illusion d’avoir pris la bonne décision.

Ils ont aimé, puis ils ont fui,
préférant les ténèbres à la lumière,
car il leur était insupportable d’admettre qu’ils s’étaient trompés.

C’est une résistance psychologique,
une stratégie d’autojustification née du besoin de préserver l’image de soi.
Sourate as-Saff (61:8)


Al-Moushrikoun (المشركون)

Ce sont ceux qui s’enferment dans des identités figées.
Ils se définissent par des cases idéologiques et conceptuelles,
qu’ils confondent avec la vérité elle-même.

Attachés à leurs schémas hérités, à leurs habitudes de pensée,
ils deviennent esclaves de leurs formes et prisonniers de leurs traditions.
Ils refusent à quiconque de marcher vers la liberté,
car toute ouverture menace leur sentiment de sécurité intérieure.

C’est une résistance idéologique, enracinée dans la peur du changement,
dans la peur que l’ouverture n’ébranle leurs certitudes.
Sourate at-Tawba (9:33)


Al-Moujrimoun (المجرمون)

Ce sont ceux qui brisent les liens d’amitié, de parenté ou de confiance sociale,
poussés par l’égoïsme et l’intérêt individuel.
Ils rompent ce que Dieu a uni — les relations humaines, la solidarité, la confiance mutuelle —
pour servir leurs propres désirs ou ambitions.

C’est une résistance morale et éthique,
celle qui détruit la fraternité et assèche le cœur.
Sourate Yūnus (10:82)


Al-Moubtiloun (المبطلون)

Ce sont ceux qui sabotent le travail prophétique et ralentissent la marche de l’humanité vers une conscience plus élevée.
Leur résistance vient souvent du manque d’effort intérieur :
ils ne cherchent pas à comprendre la profondeur des enseignements prophétiques.
Ils réduisent le message à des formes, des symboles et des protocoles,
privés d’esprit et de fécondité.

C’est une résistance spirituelle,
le refus de laisser le message continuer à révéler du nouveau.
Sourate Ghafir (40:78)


Rituels et service : la juste compréhension

L’engagement envers le Divin ne peut pas être séparé de l’engagement envers les autres.
On ne peut pas servir le Divin en dehors du service de la création.
Servir Allâh, c’est servir le Vivant — en soi et autour de soi.

Les rituels ne sont pas un service rendu à Dieu :
le Divin n’a besoin de rien.
Ils sont des exercices de conscience,
des espaces de recentrage et d’ouverture intérieure.

Pour les plus conscients, le rituel devient un service énergétique :
un partage de lumière, un acte d’harmonisation,
une cultivation de la paix et de l’amour entre les êtres.
C’est cela, la Salât — un mouvement de l’âme vers l’unité.


L’engagement pour Allâh vient de la liberté

Le ad-dîn, l’engagement et la responsabilité,
s’ils sont ʿinda Allâh, doivent venir d’un espace de liberté intérieure,
d’une place que le Qor’an appelle al-islâm.

Lâ ikrâha fî d-dîn
« Nulle contrainte en matière d’engagement »
(al-Baqara, 2:256)

Une action née de la contrainte ne donne pas vie.

Faman yabtaghi ghayra al-islâmi dînan falan yuqbala minhu
« Celui qui cherche un engagement en dehors de la liberté, rien ne sera accepté de lui. »
(Âl ʿImrân, 3:85)

Le mot qabûl, de la racine qabila, celle de la sage-femme,
signifie ici : donner naissance.
Une action accomplie sans liberté est stérile :
un corps sans souffle, une statue sans âme.

La première responsabilité de l’être humain est donc de revendiquer sa liberté spirituelle,
de se libérer des croyances qui enferment,
des certitudes qui tuent la pensée,
et de se détacher des conditionnements et des attentes.


La foi comme confiance absolue et la justice comme fondement de la liberté

Fonder sa foi sur l’Absolu

Être muʾmin billâh, c’est fonder sa foi sur le Tout, sur l’Absolu,
et non sur un espoir ou une peur particulière.
C’est vivre dans une confiance déconditionnée,
libre de toute attente et de tout calcul.

La foi véritable ne s’appuie pas sur la récompense,
mais sur la certitude du sens :
celle de l’unité du Réel,
celle du Vivant qui englobe toutes choses.


La certitude d’une justice absolue

Le second fondement de la liberté spirituelle
est la certitude d’une justice absolueal-yawm al-âkhir.
Non pas un jour futur, mais le Présent éternel,
le temps où tout est vu, tout est compté,
où rien n’est oublié.

« Là où rien n’est oublié et tout est pris en compte »
(Sourate Maryam, 19:64)

C’est la mémoire divine, le temps du Réel.
Y croire, c’est vivre sous le regard du Juste,
non par crainte, mais par lucidité.


La liberté comme responsabilité consciente

Prendre conscience de cette justice,
c’est redevenir pleinement responsable :

Je m’abstiens de nuire,
même quand personne ne peut me juger.
Je me libère des opinions,
car je vis en présence de cette justice absolue.

Ainsi, je n’agis plus pour plaire,
ni par peur, ni par espoir.
Je n’agis qu’en cherchant Wajh Allâh :
ne rien chercher en particulier,
mais chercher le Tout.


Al-Islâm : la liberté spirituelle, non la soumission

Al-Islâm, que je traduis ici par liberté spirituelle,
a souvent été défini comme « la voie universelle de la soumission à Dieu ».
Cette lecture a libéré le mot de la case identitaire,
mais en le traduisant par soumission,
elle a trahi son essence et son souffle.

Linguistiquement, islâm vient de salima
être libre, sain, intact, détaché, sans attache ni défaut :

« moussalamatun lâ shiyata fîhâ »
Une vache pure, détachée, sans tache ni attache.
(Sourate al-Baqara, 2:71)

Aucun sens de soumission dans tout cela.
Même le mot taslîm, souvent interprété comme abandon du choix,
signifie en réalité :

Se libérer des attentes particulières
et ne pas insister sur un résultat précis.

C’est une libération, non une reddition.


Le danger du mot “soumission”

Traduire islâm par soumission
n’est pas seulement une erreur linguistique,
mais une déviation spirituelle et politique.

Car si islâm signifie paix,
et qu’on le traduit par soumission,
alors la paix devient une paix sous domination,
comme la Pax Romana, imposée par la puissance.

Une telle compréhension est dangereuse et dépassée.

L’humanité d’aujourd’hui est appelée à vivre
une paix universelle,
fondée non sur la soumission à une autorité,
mais sur la foi en la justice
et la conscience de la valeur intrinsèque de la Paix.

 

Restez connectés à nos publications !