Le Hajj, c’est ‘Arafah !

Jun 05, 2025

Un jour de ‘Arafah, il y a vingt ans, un homme appelé — et connu de tous les Fouqaras soufis du sud de la Tunisie — sous le nom de « El-‘Arif », le Connaisseur du Divin, ou l’homme de Dieu, bien qu’il n’eût ni l’apparence ni l’éloquence qu’on attend généralement d’un tel homme, m’a dit :

— Tu sais ce qu’il s’est passé le jour de ‘Arafah ?

Je lui ai répondu par les quelques connaissances que j’avais à propos du premier témoignage, le fameux jour de « Alastou », auquel ferait allusion ce verset du Qor’an :

وَإِذْ أَخَذَ رَبُّكَ مِنۢ بَنِىٓ آدَمَ مِن ظُهُورِهِمْ ذُرِّيَّتَهُمْ وَأَشْهَدَهُمْ عَلَىٰٓ أَنفُسِهِمْ ۖ أَلَسْتُ بِرَبِّكُمْ ۖ قَالُوا۟ بَلَىٰ شَهِدْنَا ۛ
« Et lorsque ton Seigneur tira des reins des fils d’Adam leur descendance et les fit témoigner contre eux-mêmes : “Ne suis-Je pas votre Seigneur ?” Ils répondirent : “Mais si, nous en témoignons…” » (Sourate 7, verset 172)

Mais il n’était pas satisfait. Il m’a alors demandé de lui rapporter un sens nouveau, frais et vrai — digne d’un chercheur sincère de ma‘rifah — en sa présence, à lui qu’on appelait El-‘Arif, en un jour de ‘Arafah…

Je lui ai partagé quelques idées qui m’étaient venues sur le moment. Il en fut heureux. J’étais un peu fier, croyant l’avoir impressionné… jusqu’à ce qu’il nous plonge dans un silence profond, un silence qui me dépouilla de toute trace d’orgueil et me plongea dans un état de pauvreté et d’humilité.

Après une longue respiration, il me regarda dans les yeux et dit :

— C’est ce jour-là que Qâbîl (Caïn) a tué son frère Hâbîl (Abel), par jalousie.

Il ajouta que mon chemin vers la Vérité — la ma‘rifah — se ferait dans l’isolement, la douleur des séparations et les peines des trahisons. Que ma voie serait pavée d’épines et de couteaux, tendus par ceux que la jalousie rendrait hostiles à mon charisme ou à mes petits succès trop visibles. Il me dit bien d’autres choses que je ne compris que des années plus tard… et certaines que je ne comprends toujours pas.

Il était bien mystérieux, ce El-‘Arif. Mais ce qui me marqua le plus fut cette révélation : que le premier meurtre de l’histoire humaine aurait eu lieu un jour de ‘Arafah.

Tu me diras peut-être que ce n’est qu’une « inspiration » d’un majdhoub soufi illettré, sans connaissance des récits historiques. Et je te répondrai : peut-être. Mais quelle est la valeur réelle des récits consignés dans les livres face à ce qui aurait pu advenir ce jour-là — au point de faire du jour de ‘Arafah le jour le plus sacré de l’année pour les mu’minîn, les fidèles de la voie muhammadienne ?

Rien n’est vraiment vérifiable. Aucun fait n’a de valeur historique au sens scientifique. Même le personnage d’Abraham n’apparaît dans aucun registre connu de l’Irak, de l’Égypte ou de la Mésopotamie, pourtant si riches en chroniques de rois et d’événements…

La vérité est que les récits dits « religieux » ont avant tout une valeur spirituelle, morale et philosophique, bien plus que scientifique.

La vraie question à se poser n’est pas : “Est-ce arrivé ?”
Mais bien : “Quelle sagesse l’Intelligence Divine cherche-t-elle à transmettre à l’intelligence humaine ? Quelle vérité notre essence veut-elle faire parvenir à notre conscience ?”

C’est dans ce sens que j’ai médité la parole de l’‘Arif : que le jour de ‘Arafah serait l’anniversaire du premier crime sur Terre — le fratricide.

Et tout devint clair. Car le jour de ‘Arafah est justement le jour où la famille humaine est appelée à se rassembler dans un esprit de pardon — et de demande de pardon.

Le rituel du Hajj tout entier est une célébration de la paix, de l’égalité, de la sécurité des cités, de l’amour et de la fraternité.

Le Prophète a dit : « Le Hajj, c’est ‘Arafah. »
Les juristes interprètent cela comme signifiant que le cœur du Hajj est de se tenir sur le lieu sacré de ‘Arafah le 9 Dhul-Hijja.

Les soufis, quant à eux, comprennent que l’essence du Hajj — et donc de la quête humaine — est la connaissance de Dieu ma‘rifah.

À la lumière de la parole de l’‘Arif, un autre sens se révèle.
‘Arafah vient de la racine ‘arafa, qui signifie « connaître », mais aussi « reconnaître » et « faire le bien » (ma‘rûf). Le Hajj est donc un appel à la reconnaissance mutuelle, comme nous le rappelle ce verset :

يَا أَيُّهَا ٱلنَّاسُ إِنَّا خَلَقْنَـٰكُم مِّن ذَكَرٍۢ وَأُنثَىٰ وَجَعَلْنَـٰكُمْ شُعُوبًۭا وَقَبَآئِلَ لِتَعَارَفُوٓا۟ ۚ إِنَّ أَكْرَمَكُمْ عِندَ ٱللَّهِ أَتْقَىٰكُمْ ۚ إِنَّ ٱللَّهَ عَلِيمٌ خَبِيرٌۭ
« Ô hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des peuples et des tribus pour que vous vous entre-connaissiez. Le plus noble d’entre vous, auprès de Dieu, est le plus pieux. » (Sourate 49, verset 13)

Ce verset s’adresse à al-nās — les consciences humaines — que Dieu avait ordonné à Abraham de convoquer au Hajj :

وَأَذِّنْ فِي ٱلنَّاسِ بِٱلْحَجِّ يَأْتُوكَ رِجَالًۭا وَعَلَىٰ كُلِّ ضَامِرٍۢ يَأْتِينَ مِن كُلِّ فَجٍّ عَمِيقٍۢ
« Et proclame le Hajj auprès des gens : ils viendront à toi à pied et sur toute monture efflanquée, venant de toute vallée profonde. » (Sourate 22, verset 27)

L’humanité est appelée à se rappeler qui elle est vraiment : une seule famille capable de vivre dans la paix.
Un appel à guérir les blessures de Qâbîl et de Hâbîl, et à revenir au sens même de notre présence sur Terre :

وَإِذْ قَالَ رَبُّكَ لِلْمَلَـٰٓئِكَةِ إِنِّى جَاعِلٌۭ فِى ٱلْأَرْضِ خَلِيفَةًۭ ۖ قَالُوٓا۟ أَتَجْعَلُ فِيهَا مَن يُفْسِدُ فِيهَا وَيَسْفِكُ ٱلدِّمَآءَ وَنَحْنُ نُسَبِّحُ بِحَمْدِكَ وَنُقَدِّسُ لَكَ ۖ قَالَ إِنِّىٓ أَعْلَمُ مَا لَا تَعْلَمُونَ
« Et lorsque ton Seigneur dit aux anges : “Je vais établir sur la terre un vicaire.” Ils dirent : “Y placeras-Tu quelqu’un qui y sèmera le désordre et versera le sang, alors que nous Te louons et proclamons Ta sainteté ?” Il dit : “En vérité, Je sais ce que vous ne savez pas.” » (Sourate 2, verset 30)

Proposition de lecture du récit de Caïn et Abel : au-delà d’une simple condamnation du meurtre, une critique du ritualisme

La tradition rapporte que les deux fils d’Adam furent appelés à offrir un sacrifice au sommet d’une montagne. La foudre consuma l’offrande de l’un — Hâbîl (Abel) — mais non celle de Qâbîl (Caïn) :

فَتُقُبِّلَ مِنْ أَحَدِهِمَا وَلَمْ يُتَقَبَّلْ مِنَ ٱلْآخَرِ
« L’un des deux offrandes fut acceptée, mais celle de l’autre ne le fut pas. » (Sourate al-Mâ’idah, verset 27)

Ceux qui observaient y virent un signe d’élection divine. Abel fut célébré comme l’élu de Dieu.
Mais Qâbîl, rongé par la jalousie et incapable de comprendre pourquoi son offrande n’avait pas été acceptée — alors qu’il avait pourtant observé toutes les prescriptions rituelles — décida d’éliminer son frère, aux yeux de Dieu et de la société.

Mais Hâbîl lui rappela la véritable finalité des rituels, et que l’acceptation divine ne dépend ni des formes ni du regard social :

إِنَّمَا يَتَقَبَّلُ ٱللَّهُ مِنَ ٱلْمُتَّقِينَ
« Dieu n’accepte que de ceux qui Le craignent. » (Sourate al-Mâ’idah, verset 27)

Ce dialogue entre les deux frères, tel que rapporté dans le Qor’an, est en réalité le dialogue éternel entre deux tendances :
celle des ritualistes et celle des finalistes, ou intentionnalistes.

Depuis l’aube du phénomène religieux, ces deux approches coexistent.

Le ritualiste s’attache aux formes. Il cherche l’approbation sociale : les regards, les louanges, la reconnaissance.
Le regard des autres devient son dieu.
Il mesure sa piété à l’exécution visible des rites. Sa religion devient performance.

Le finaliste, lui, sait que l’intention est l’acte du cœur. Il sait que l’approbation des gens n’ajoute rien à sa valeur, et que leur rejet n’enlève rien.

Le ritualiste ne s’interroge pas sur le sens du rite. Le rituel devient une fin en soi. Il devient même une manière de s’auto-justifier :

— « Je fais mes prières, donc je suis bon. »
— « J’ai accompli le Hajj, donc je suis important. »

Le rituel devient pour lui un exploit religieux, un certificat de mérite spirituel.

Mais le finaliste, ou l’intentionnaliste, revient toujours à la source.
Il se demande : Pourquoi ce rituel ? Vers quoi me conduit-il ?
Il voit le rituel comme un moyen vivant, évolutif, pour cultiver une réalité intérieure.

C’est pourquoi les formes du culte ont varié selon les époques et les prophètes.
Mais ce qu’elles visaient n’a jamais changé :

at-taqwâ — la conscience vigilante, le travail intérieur qui nous ramène à la Présence divine.

Hamdi Ben Aissa
Cape Breton
Jeudi 9 Dhul-Hijja 1446
5 juin 2025

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