La sagesse cachée derrière la parabole

Sep 05, 2025

La sagesse cachée derrière la parabole

J’ai trouvé, dans la traduction d’un livre soufi, cette phrase attribuée à Jésus, maître de lumière et souffle de Dieu. Selon cette traduction, il aurait dit :

« Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume des Cieux. » (Matthieu 19, 23-30)

Les gnostiques et les soufis y ont vu une mise en garde adressée aux opulents : s’ils n’utilisent pas leurs biens pour des causes justes, leurs accumulations deviendront un poids, un obstacle qui leur barrera l’accès au Royaume. Dans ce sens, on y a lu une invitation au dépouillement, à se libérer du fardeau des possessions pour accéder au monde des lumières.

Cependant, depuis des siècles, cette parole a été comprise par les masses et exploitée par les ascètes comme une critique des richesses matérielles, et comme un éloge implicite de la pauvreté. S’est alors installée, dans la conscience collective, une véritable vénération de la misère. Des générations et des siècles entiers ont été prisonniers de ce double discours : la pauvreté valorisée comme vertu religieuse, alors qu’en réalité chacun la hait et aspire, au fond de soi, à une vie meilleure. Cela a engendré une hypocrisie sourde : les pauvres aspirent à la richesse, mais, pour se consoler ou se sentir supérieurs, ils finissent par condamner la richesse dans leurs discours.

Cet enseignement a circulé dans plusieurs religions – christianisme, islam et bien d’autres – où la pauvreté a parfois été présentée comme un passeport pour le paradis. Une tradition attribuée au prophète Mohamed affirme même que les pauvres entreront au paradis deux mille ans avant les riches ! Mais une telle compréhension est dangereuse et problématique : elle enferme les âmes dans une passivité, elle nourrit un complexe de supériorité inversé, et elle détourne du véritable enjeu spirituel.


La perte dans la traduction

Si l’enseignement de Jésus visait à encourager les personnes opulentes, attachées à leurs possessions, à s’alléger du poids de leurs attachements au bas monde, il aurait pu le transmettre autrement, en recourant à une terminologie plus précise. Or, la métaphore – telle qu’elle est parvenue jusqu’à nous – reste difficile à comprendre et semble condamner les riches de manière non équivoque.

Une autre difficulté réside dans l’image elle-même. Pourquoi un chameau ? Pourquoi pas un éléphant, ou même une montagne, si le but était de signifier l’impossibilité ? En réalité, c’est peut-être la traduction qui nous égare. Jésus parlait en hébreu, en syriaque ou en araméen. Ses paroles ont ensuite été traduites en grec, puis latinisées. Or, toute traduction est une trahison partielle : elle réduit, elle simplifie, et elle fait perdre le secret de la parole prophétique.

Le terme traduit par « riche » dans ces langues ne signifie pas seulement « possesseur de biens ». Il désigne aussi celui qui est « saturé », « rempli de lui-même », « content de son état », et qui n’aspire pas au Plus – ce Plus étant le mystère divin. L’arabe conserve la même nuance avec le mot ghaniyy, qui peut signifier à la fois « riche » et « satisfait de soi ». Cette attitude peut être une qualité (lorsqu’il s’agit de contentement et de gratitude, par exemple), mais sur le chemin spirituel elle devient un piège : le cœur plein de lui-même n’aspire pas à s’ouvrir davantage.

Jésus parlait donc de celui dont le cœur est fermé, satisfait de sa condition, saturé de lui-même et incapable d’aspirer aux réalités supérieures. C’est un tel homme qui est empêché d’entrer dans le Royaume – non parce qu’il possède des biens, mais parce qu’il n’a pas le désir d’aller au-delà.


Un écho coranique

Cette parabole est d’ailleurs reprise dans le Qor’an, sourate al-Aʿrāf, verset 40. On n’y trouve aucune mention des « riches », mais plutôt de ceux qui dénient les vérités (kadhabū), rompent les liens et renient les valeurs (mujrimīn), et de ceux qui, par orgueil, se pensent supérieurs aux messages divins (istakbarū). Cela rejoint bien le sens d’être « saturé » : satisfait de soi, repu, sans désir d’aller plus loin. C’est la même idée que l’on retrouve dans le verbe istaghna, mentionné dans plusieurs passages coraniques (ʿAbasa, v.5 ; al-ʿAlaq, v.7 ; al-Layl, v.8).

Quant au mot al-jamal, il a souvent été compris comme « chameau », mais plusieurs exégètes – parmi lesquels al-Ṭabarī – rappellent qu’il peut aussi désigner la corde épaisse, ouvrant à une lecture plus subtile et plus riche de la parabole.


Le secret du mot gaml

Il existe en effet une nuance capitale. Le mot original utilisé par Jésus et traduit par « chameau » est gaml. Ce terme, équivalent du mot jamal en arabe, peut certes désigner le chameau ou le dromadaire. Mais, dans le contexte du travail de la laine – en arabe, en hébreu comme en araméen – gaml désigne surtout une corde épaisse de laine brute, un fil grossier qui doit être longuement travaillé, raffiné et affiné avant de pouvoir passer dans le chas d’une aiguille.

Cette interprétation éclaire la parabole d’une lumière nouvelle. Jésus ne parlait pas d’un animal immense coincé dans un passage minuscule, mais d’un fil épais qui, après un patient travail de transformation, devient fin et subtil, apte à traverser l’aiguille.


Le sens retrouvé

Ainsi, la parabole retrouve son éclat :

« Celui dont le cœur est saturé et plein de lui-même, enfermé dans une perception limitée et incapable d’aspirer aux réalités supérieures, n’accédera au Royaume des Cieux qu’après avoir entrepris un travail de raffinement intérieur. Son état d’esprit épais, brut et massif devra être transformé jusqu’à devenir fin, subtil, intelligent et inspiré. »

L’enseignement n’est donc pas une condamnation de la richesse, ni un éloge naïf de la pauvreté.

Il s’agit d’un appel au travail de raffinement intérieur, une métaphore du processus spirituel lui-même.

Comme la corde brute doit être filée et affinée pour passer l’aiguille, de même le cœur humain doit être purifié, allégé et ouvert pour accéder au Royaume.

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