A quelques semaines de notre séjour d’étude et de ressourcement en Turquie, nous vous offrons cet article tiré de la conférence donnée le 11 novembre 2022 à Paris. Durant cette rencontre bercée au chant du ney, nous avons lu et commenté quelques vers du Maître des amoureux tirés du Mesnavi, sa plus grande œuvre. Nous vous proposons de découvrir certaines sagesses universelles qui se sont révélées durant cette lecture.
Le destin de Jalal ud-dine Rumi
Mawlana Rumi avait pour prénom Jalal ud-dine, mais son destin était de révéler Jamal ud-dine. C’est quelque chose, quand on y réfléchit… Son père lui a donné le prénom de “Jalal ud-dine”, qui veut dire “la majesté de la religion”. Il l’a inscrit dans la plus grande école de sciences religieuses de son époque, et en a fait un savant religieux qui manifestait le Jallal ud-dine : qui protégeait la majesté de la religion, qui préservait cette force, cette apparence, cette parure de la religion. Mais son destin était de devenir le révélateur de Jamal ud-dine : le révélateur de “la beauté de la religion”.
Un Jalal qui cache un Jamal, une majesté qui cache une beauté, une beauté tellement impatiente d’être révélée qu’elle a commencé à fleurir ici et là, de manière inattendue. A provoquer des petits craquellements, des petites fissures dans la tenue traditionnelle de Jalal ud-dine, des tremblements de terre en son for intérieur, jusqu’au moment où le Chams, le soleil, est apparu. La lumière a complètement éclaté, faisant tomber toutes les robes de Jalal et provoquant toute une floraison de Jamal….
Voilà le destin d'un Jalal qui n'a pas d’autre choix que de devenir le révélateur du Jamal. A tel point qu’aujourd'hui, on voit ceux qui cherchent le Jamal ud-dine, ceux qui cherchent la beauté de la religion, fuir Mohammed pour trouver Rumi… Alors qu’en réalité, lorsqu’ils viennent à Rumi, ils ne trouvent rien d’autre que Mohammed, une autre dimension de Mohammed. Pas le Mohammed que l’on connaît usuellement, qu’on nous a montré dans certains films, mais le Mohammed que Jalal ud-dine, avec son cœur de Jamal ud-dine, a su voir, connaître, et percevoir.
PROCHAIN SEJOUR D'ETUDE ET DE RESSOURCEMENT EN TURQUIE DU 19 AU 31 MAI 2023 !
Rumi et le ney
Le ney est l’emblème de l'œuvre de Rumi. Lors de notre conférence, nous étions accompagnés de mon ami Ahmet Gül, joueur de ney, qui nous a parlé de la fabrication de cet instrument, de son histoire aussi. En effet, si le Qor’an commence par “iqra” : “lis !”, le Mesnavi commence, lui, par "écoute !".... Voilà pourquoi j’essaie de toujours avoir un joueur de ney en notre compagnie lorsque j’anime une lecture méditative des poèmes de Rumi. Nous avons besoin de cette immersion dans le son du ney pour plonger dans l’expérience à laquelle Rumi nous invite.
Les étapes de fabrication du ney
Voici donc ce que mon ami Ahmet nous a raconté. La flûte de ney est fabriquée à partir d’une tige de roseau, une plante qui pousse à côté des rivières. Des spécialistes, des maîtres connaisseurs, viennent la couper, la sélectionnant parmi un grand champ de roseaux, car tous les roseaux ne conviennent pas, seules quelques tiges dans la roselière ont le potentiel de pouvoir devenir une flûte de ney.
Ce roseau maintenant séparé de son champ, de son origine, doit ensuite passer deux années enfouis sous les déchets des chevaux ! Ce n’est qu’une fois ce passage accompli qu’il est fin prêt pour aller à la rencontre des hommes, qu’il est désormais capable de lire et de communiquer le langage du cœur.
Pour devenir un ney, la tige a ensuite besoin de passer entre les mains d’un maître qui va la tailler et la préparer. Il va notamment y placer six trous, chacun de ces trous devant se situer à la même distance du suivant, une distance de quatre doigts. Le chiffre six peut nous rappeler les six conditions, les six piliers de la foi… De l’autre côté de ces six trous, se trouve un septième trou, qui est le symbole de l’ego. La très grande majorité du temps, il est bouché par le pouce du joueur de ney qui ne le laisse respirer que très rarement et très brièvement !
Le secret du ney, c’est tout un art…
Pour aller plus loin, lisez notre article Rumi et la complainte du roseau
Le mythe fondateur du ney
Quelques récits disent que le ney, c'est le secret de Ali. Car il est dit que Ali est la porte de la cité de la science, or, le ney, quant à lui, est la clé de la porte du cœur, cœur qui est lui-même la cité du savoir en nous.
Il est dit que le Prophète Mohammed a donné une information secrète à Ali, un secret qu’il ne devait jamais révéler. Mais il ressenti une telle impatience qu’il est allé confier son secret à une source d’eau qu’il a trouvée dans le désert… Selon ce mythe, le roseau est la plante qui a poussé à côté de cette source-là, et qui a hérité du secret qu’Ali a murmuré à la source.
Voilà un mythe fondateur de toute beauté, qui cache une vérité et qui vient ouvrir le cœur… D’ailleurs, en parlant de secrets, nous allons voir ce que Mawlana Rumi dit dans quelques vers de son œuvre phare, le Mesnavi, à ce sujet…
Livre-moi ton secret, ya RasoulAllah !
Dans les prières et autres chants spirituels écrits par les Amis de Dieu que nous célébrons régulièrement, et que nous avons célébrés à l’occasion de cette rencontre, une parole revient très souvent : “Madad ya RasoulAllah !”. Cette expression est une demande faite au Prophète de nous montrer son secret, de nous renforcer.
Pourquoi demander le madad ?
Pourquoi cette demande ? Le Prophète n’a-t-il pas révélé entièrement son secret ?
Si on considère que la religion n'est qu’une histoire de lettres, alors, en effet, nous ne pouvons que constater que nous avons tout reçu dans notre boîte aux lettres ! Si Mohammed était juste un “Messager”, comme on aime à le réduire, alors, tout est là : le Qor'an, les récits prophétiques… On nous dit même qu’il y a plus d’écrits que nécessaires, puisque l’on est invité à se passer de certains, que d’autres sont considérés comme “faibles”, ou même “dangereux”, etc.
Le corpus de la tradition religieuse est en effet très volumineux et les bibliothèques ont du mal à soutenir tout ce poids ! Il y a des bibliothèques qui se brisent et qui brisent les dos des lecteurs et des gardiens de bibliothèques chaque année…
Si l'héritage islamique se résume à cela, alors pourquoi demander le “madad” ? Il suffit de se tourner vers le bibliothécaire pour lui dire : “Madad ! Donne-moi le livre qui va me transmettre à lui seul tous les secrets ! Livre-moi donc ce livre, Ô bibliothécaire… !”.. Pourtant, on continue encore et encore de se tourner vers Mohammed et de lui dire : “Livre-nous ton secret !”...
Visionnez ou revisionnez notre conférence du 11 novembre 2022 d'où est tiré cet article ci-dessus !
La demande de l’assoiffé
Pourquoi Jalal ud-dine Rumi et les soufis en général formulent-ils cette prière, et semblent insatisfaits de ce qu’ils trouvent dans les livres ? Comme s’ils disaient : “Madad ya RassoulAllah ! Je ne peux pas me suffire de ce que je trouve dans les livres ! J’ai besoin de quelque chose de plus, quelque chose qui est caché au fond !”
Un peu comme le font les connaisseurs de vin lorsqu’ils se rencontrent entre eux… Imaginez cette scène : un connaisseur se rend chez son caviste ou chez son sommelier. Il regarde ce qui est placé en apparence dans la boutique, mais il n’est pas satisfait. Il va se permettre de chercher le plus grand cru, et va oser demander à ce qu’on lui serve une des liqueurs qui est cachée dans la cave…
Ce signe de connaissance plaît au serveur qui va alors se faire une joie d’ouvrir cette bouteille spécialement pour ce client là, pour la simple raison que “Monsieur est connaisseur !” Le sommelier descend à la cave, mais, à sa grande surprise, il trouve que le baril, par miracle, a déjà commencé à “goutter”, à se déverser goutte à goutte, car il a déjà été sabré par l’impatience de l’assoiffé ! Car, oui, nul besoin de sabre pour celui qui brûle d'impatience…
Cette image nous montre que tout ce qui vient à travers la lettre est indirect, alors que la connaissance venant du fond de l’être est directe. Lorsque l'être connaît l'être, lorsque le cœur reçoit directement du cœur, se passe une connexion, une transmission de connaissance. Comme dit le poème spirituel d’un Ami de Dieu : “Maintenant, mon cœur prend directement de son cœur”.
Cette dimension de connexion, cette dimension de connaissance spirituelle, voilà ce que les spirituels cherchent. Ils aspirent à avoir cette connaissance directe, cette connaissance que le Prophète a murmuré dans l'oreille de Ali, lui ordonnant de ne pas la dévoiler, au risque de se faire tuer de manière précoce… Ce secret qu’Ali n’a pas pu garder pour lui, et qu’il est allé murmurer au fond d’un puits, faisant jaillir son eau et éclaboussant la roselière à côté. Finalement, c’est le ney qui dévoile le secret qui vient du fond du cœur de l’être humain : cette impatience, cette nostalgie, cette attente.
Le ney de notre ami Ahmet Gul a fait vibrer les cœurs au Forum 104 le 11 novembre !
Donne-moi ma part de secrets !
Donc nous disons “Madad ya RassoulAllah !” : “Ô Prophète, donne-moi de cette boisson cachée au fond, de ce vin qui est dans la cave ! Donne-moi de cette boisson vierge que personne n'a touchée avant moi !”
Cette boisson à laquelle chaque âme qui n'a pas été créé en vain a sa part particulière et unique ! Or, nous sommes d’accord que nulle âme n’a été créée en vain… Chaque âme a donc sa part auprès de Dieu qui est pour elle, à elle. Uniquement pour elle. Une part qu’aucun maître, savant, enseignant, aucun Prophète ni même aucun Ange n’a pu goûter, un espace infranchissable qui lui est spécialement réservé…
On peut maintenant mieux comprendre cette référence à la virginité et aux Houris qui est faite à plusieurs reprises dans la Parole Sacrée. Cette image de la vierge s’adresse à des personnes intelligentes, et non pas à des personnes bêtes qui n’aspirent qu’à faire perdurer la vie matérielle après la mort…
Nous avons tous notre part vierge chez Dieu. Ma sœur, mon frère, tu as ta part, ta part juste à toi, un angle de contemplation juste pour toi, une perspective, une perception, un regard qui n’est que pour toi ! Un accès direct et unique, qui t’attend… Alors dis “Madad ya RasoulAllah !”
Cherche cette rencontre des cœurs, lorsque son cœur reconnaît ton cœur. Cherche ce secret qui s'appelle l'amour... L’Amour de Dieu, l'impatience, l'attente de la rencontre, la nostalgie.
Celui qui est ivre de cette boisson de connexion et de proximité va se livrer. L’ivre nous livre ses secrets, et partage le goût de son expérience. Il nous enseigne des choses qu’on ne peut trouver dans les livres… Et l’on peut beaucoup plus apprendre d'un ivre que de tout ce qui se trouve dans les livres…
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PROCHAIN SEJOUR D'ETUDE ET DE RESSOURCEMENT EN TURQUIE DU 19 AU 31 MAI 2023 !
Dans un prochain article, nous entrerons dans la méditation d’un poème spirituel de Rumi.
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